5 . Musée d'art
Texte écrit pour le concours
Henry Jacques Le Même
Texte remarqué par le jury - 2019
D’abord, se rendre dans la rue Georges Clemenceau, une rue qui relie le cours Saint-Pierre au jardin des plantes. Trouver le musée sur la droite ou sur la gauche, en fonction de l’origine. Le bâtiment est au milieu de la rue, au numéro 10. Pierres de granit pour le soubassement. Bossage continu pour la partie haute. Colonnes ioniques. Statues allégoriques représentant les arts. Une architecture classique du début du XIXème siècle, à tendance éclectique. Bâtiment remarquable, somme toute.
Sur le parvis d’entrée, 4 mâts avec de grands étendards. Dire désormais «Musée d’arts». La subjectivité est tombée. Derrière ces mâts, un escalier extérieur, comme des gradins. Deux cages de verre l’encadrent. L’une abrite un ascenseur extérieur. L’accessibilité pour les handicapés. L’autre accueille une toupie géante qui possède toutes les couleurs du spectre visible (1) . La toupie tourne. L’ascenseur monte et descend.
L’escalier d’accès extérieur court sur toute la longueur de la façade principale. Différentes hauteurs de contremarches. Une petite hauteur qui permet d’accéder au palier final. Une plus grande hauteur offre des assises et permet de créer un amphithéâtre sur la rue. Une confusion: quelques visiteurs empruntent les plus hautes marches pour accéder à l’entrée. Les pas sont hauts. Le souffle est haletant. L’accès à l’art semble se mériter. Sur la façade, les statues allégoriques observent la scène. L’Architecture, elle, regarde amusée ce ballet de visiteurs gauches mais déterminés.
Prendre la petite hauteur pour accéder à la porte d’entrée. Utiliser une des mains-courantes métalliques pour s’aider, éventuellement. Une fois arrivé, attendre que le groupe d’enfants bruyants pénètre dans le bâtiment. Écraser sa cigarette sur le sol. Culpabiliser de laisser son mégot. Entrer, à son tour.
Deux vigiles. Un homme et une femme. Être dirigé vers l’homme ou la femme selon le sexe. Ouvrir le sac. Vérifier le sac. Refermer le sac. Ne pas réussir à refermer le sac. Maudire le sac. Se faire une raison.
Une pièce voûtée. En faire le tour. Rencontrer Cléopâtre (2), une librairie et une nouvelle cafétéria. Deux comptoirs sont présents. Ils encadrent l’escalier d’accès intérieur. Tickets d’entrée et réductions, âge et code postal. C’est un espace d’informations et de négociations. Obtenir le sésame. Où se diriger ensuite? Un plan en papier. Le consulter calmement et trouver où s’asseoir. Deux banquettes à capitons font face aux comptoirs. Elles sont assez proches du sol. Suffisamment larges pour accueillir deux ou trois personnes, suffisamment longues pour s’allonger. Ces banquettes donnent l’impression de faire partie de la collection de statues du musée. Elles rappellent une œuvre, celle d’un hermaphrodite endormi sur un matelas à capitons (3). Une pensée: un visiteur s’assied sur l’une de ces banquettes, il regarde Cléopâtre. Il commence à se déshabiller et utilise son écharpe comme une toge. Il s’allonge et il se prélasse. Un gardien le réprimande. C’est le cinquième visiteur cette semaine à faire cela: en cause de la promiscuité entre les banquettes et cette sculpture.
Esquisser un sourire.
Regarder le plan et devoir choisir un premier espace à visiter. Prendre une décision. Se lever d’une des banquettes et se diriger vers le patio. Traverser le palier du double escalier. Garder cet espace pour plus tard.
Arriver dans le péristyle du patio. Le sol est clair. Les colonnes à base carrée sont neuves. Les arches sont immaculées. Le plafond est cotonneux. L’espace est lumineux. L’ensemble est éblouissant de clarté. Les sons des visiteurs semblent provenir de plusieurs endroits à la fois. Faire le tour du péristyle et observer. Balader son regard de haut en bas. Percevoir les galeries hautes par les ouvertures du 1er étage.
Pénétrer dans l’espace central.
Un contexte: c’est la 6ème édition du Voyage à Nantes (4). Le musée a ouvert ses portes un mois auparavant. Dans le patio, le VAN a pris ses quartiers pour l’été. De longs fils de silicone courent du sol au plafond. De l’air, de la lumière et du temps (5). L’air fait remuer les fils, la lumière révèle les perspectives, le temps permet la déambulation. Cette installation est conçue comme un parcours qui fragmente le patio. Des pastilles grises sur le sol guident les pas du visiteur. Au centre de l’œuvre, le temps est suspendu. Les parois éphémères de silicone calibrent l’espace perçu. Lever son regard et s’émouvoir. Soudain, un nuage passe. Le patio se moire. Les aspérités murales se perçoivent.
Le plafond est une verrière. Le ciel est juste de l’autre côté. Les fils deviennent du brouillard. La vision en est troublée. Les sons deviennent des échos lointain.
Le temps n’est plus.
Le nuage est passé.
Le patio s’éclaire.
Ce fut un moment de grâce.
En redemander.
Quitter Susanna Fritscher et retrouver le double escalier intérieur. En venant du patio, apercevoir une grande fresque avec des paysans et des boeufs (6). Trouver cette vision réconfortante. Se rappeler l’enfance. Choisir une direction, entre l’escalier de droite ou celui de gauche. Prendre celui de droite. Monter les marches.
Arriver au premier étage. Moderne ou XVIIIème? Moderne. Traverser le vestibule. Les matériaux sont du verre opaque pour l’ascenseur futuriste, du bois pour les lourdes portes du XIXème siècle, du stuc pour les moulures du plafond. Un néon grésille, juste sur la gauche. Soubresaut technique d’un bâtiment récemment devenu contemporain.
Entrer dans la salle 21. Cubisme et quelques Kandinsky. Le parquet en chevrons du sol craque au passage du visiteur. Une envie: mettre en place la première carte interactive pour repérer les craquements des parquets muséaux. D’un côté, cette cartographie permettra d’identifier les zones dites de craquements pour le confort du visiteur. De l’autre, cette représentation cartographique permettra d’aller à la rencontre de ces points de rupture. Le craquement des vieux parquets faisant partie du paysage sonore des musées français. Un projet mis de côté, pour le moment.
Rester dans la salle 21, un instant.
Passer d’une œuvre à l’autre. Laisser déambuler son regard sur les différents tableaux suspendus aux mur: aplat rouge, carrés bleus (7); aplats blancs, zigzags noirs(8); miroirs noirs, reflets argentés (9) ; aplats jaunes, tiges de bois blanc (10). Dans d’autres salles si l’orientation en avait décidé autrement, dans le désordre: un visage de jeune bohémien (11) ; un paysage d’Égypte accablé de chaleur (12) ; une autruche, le bec planté dans le parquet en chevrons (13) ; le déluge et la mort (14) ; un portrait de femme avec un plumeau (15). Les tableaux sont aériens. Au centre des salles, des blocs scénographiques gris. Les sculptures sont mises en valeur. L’espace est restructuré. De nouveau, les plafonds traduisent une lumière extérieure omniprésente. Remarquer que la plupart des néons et autres spots sont éteints.
Un nuage passe, encore. Un frisson, encore.
Puis, arriver devant la Passerelle.
Existence paradoxale. Une entrée béante et rectangulaire sur le flanc du palais. Une lumière en néon provient de l’espace en question. Les parquets disparaissent visuellement au niveau de cette entrée, avalés par les immenses surfaces grises et blanches des parois. S’étonner de cette césure. La Passerelle c’est le point d’entrée du Cube. Prendre conscience de toute la teneur dramatique de ce moment. Choisir d’aller vers le Cube. C’est un moment de science-fiction.
Traverser une ligne rouge et blanche. C’est un ruban de balisage posé à même le sol. Science-fiction, encore. Cela marque le seuil entre une architecture du XIXème siècle et celle du XXIème. Cela prévient d’un instant de rupture violent. Pénétrer le nouvel espace, prudemment, en craignant des représailles. Un pied, puis l’autre. Le sol ne craque plus. L’espace est une fracture au milieu de la salle 21, indolore et mutique. Les matériaux : du béton, le métal et une touche de bois. Un escalier, à gauche, dans un écrin de marbre. Une salle d’exposition, à droite, avec des pigments sur des formes géométriques (16). Entre ces deux espaces, un mur blanc avec un renfoncement à peine perceptible (17). Le visiteur tend la main pour vérifier la véracité de cette illusion. Une remarque d’un agent d’accueil stoppe net le geste désinvolte. L’art n’est pas tactile. Encore moins lorsqu’il est contemporain. Passer son chemin et aller vers le marbre translucide. C’est une œuvre en soi. Les parois de marbre de cet escalier semblent dessiner des paysages. Penser à Turner. La lumière se joue du bâtiment. Elle le transperce, l’éblouit, l’illumine, le sublime, l’assombrit, au gré des caprices du ciel. Une poésie qui se cristallise dans cet escalier translucide.
L’art contemporain trouve ici sa place. La nouvelle extension se développe sur 4 niveaux. Les thématiques se croisent. Les espaces sont blancs. Neufs. Sentir la peinture. Les murs peinent à sécher. Chaque niveau expose. Tous les médiums sont utilisés: art vidéo, pictural ; installations ; sculptures ; maquettes architecturales ; art immersif ; protocoles artistiques. Tourner autour d’une maquette en bois aux dimensions extra-larges (18). Elle prend tout l’espace.
Une salle en particulier. Elle est située au dernier niveau. Elle présente des diapositives. Ballade d’une dépendance sexuelle (19). Décider d’entrer dans la salle. Espace noir, écran noir, banc noir. Les sens en sont perturbés. Déséquilibré mais trouver ou s’asseoir. Attendre surtout. Un claquement qui résonne. Ce bruit si particulier des anciens projecteurs de diapositives. Se rappeler des cours d’arts plastiques au lycée. Une première image. 6 secondes. Claquement de nouveau. Une autre. 6 secondes. S’empêcher de compter. Ce sont les années 1980. Observer des individus de la vie d’une photographe. Ne pas voir le temps filer, finalement. Des hommes, des femmes, des sexes, des pleurs, des rires, de la drogue, des cigarettes, des regards perdus, la maladie et enfin la différence. Claquement. 6 secondes. Des musiques qui entraînent. Bronski Beat et son «Smalltown boy». La joie. La vie. Claquement. S’étonner de l’écran noir final subrepticement apparu. Passer une main sur son œil droit.
Se lever. Sortir de la pièce.
Poursuivre.
Reprendre l’escalier flamboyant et descendre vers l’unique espace extérieur dans l’enceinte du musée. Pousser la porte en verre et métal. Être dehors. Découvrir l’aspect extérieur du palais, de la passerelle et du Cube. Les calepinages des plaques de marbre du Cube et des pierres de tuffeau du bâtiment principal se confondent. Ils en donnent l’illusion. Se reposer un instant. Attendre. Perdre son regard dans le ciel et ses nuages, au dessus de l’entrée de la chapelle. Envisager ce futur espace.
Deux femmes en sortent. Elles se dirigent vers l’entrée du Cube.
Elles portent deux robes rouges éclatantes, un rouge à lèvre tout aussi éclatant, des sacs à main bleus. Elles arborent fièrement un troisième œil entre leurs yeux, dessinés au crayon (20). Cet œil central fixe et traverse l’esprit. Un sourire échangé. Un léger « bonjour », presque inaudible.
Une rencontre marquante.
L’art prend vie ici.
Se retrouver seul.
Reprendre le plan dans le sac. Ne pas trouver le plan. Maudire le sac de nouveau. Mettre la main dessus. Consulter le plan. Se lever.
La chapelle de l’Oratoire fait désormais partie du musée d’arts. Elle est reliée par cette cour extérieure avec le Cube et également par les sous-sols. Monter quelques marches, dans un espace en verre. Pénétrer dans l’antichambre de la chapelle.
Percevoir des sons sourds, comme une respiration rauque. Passer le seuil d’une porte en bois sculptée. Entrer dans le corps principal de la chapelle. L’espace est sombre. Aucun banc d’église. Aucune trace d’un éventuel passé religieux, mais une architecture d’inspiration baroque prenante: soubassement intérieur en granit robuste, colonnes corinthiennes ébouriffantes, panache de volutes, frontons triangulaires stricts, voûtes simplifiées. Deux bancs à capitons, comme ceux du hall d’entrée, dans chaque bras du transept. Dans le chœur, 3 écrans vidéos, surélevés. Sur les images, une femme qui donne la vie, un homme qui flotte dans une eau sombre et une vieille femme intubée sur un lit d’hôpital (21). Cette dernière meurt. Un choc: une émotion qui renverse tout. Un choix d’installation artistique qui poignarde le cœur.
Un bourdonnement intérieur sourd semblable à celui qui constitue la bande sonore de l’œuvre. La conscience qui s’envole dans le lieu. Une dimension métaphysique qui écrase. L’art qui opère. Se demander si le retour à la réalité pourra être possible.
Regarder, encore.
Être fasciné.
Détourner le regard.
Revenir.
Dans un autre temps, plus tard, un autre dispositif vidéo prendra place dans la chapelle. Marcher face à des vagues et contrôler le temps (22). Une installation qui sera qualifiée de ludique, joviale, enfantine, régressive. Ressentir mais moins intensément. Apprécier mais différemment. Regarder mais pas longtemps.
Revenir au triptyque. Quitter la pièce en ayant l’estomac noué. Retomber finalement dans une certaine réalité. Au fur et à mesure, les sons s’éloignent. Le souvenir marqué, lui, reste. Retourner dans la cour extérieure. Être ébloui par la lumière. Respirer, lentement. Avancer. Tirer la porte extérieure du Cube et pénétrer de nouveau dans l’escalier à l’écrin marbré.
Se rendre au niveau -1.
Direction la salle blanche et les nouveaux sous-sols du palais.
Passer un long couloir blanc. Apercevoir un crâne et un serpent sur des écrans de télévision. Une femme mange un oignon en pleurant ou pleure en mangeant un oignon (23). Croiser un agent d’accueil. Une voix grésille dans son talkie-walkie et indique une fermeture imminente des portes du musée. Se dépêcher en connaissance de cette information. Accélérer le pas, légèrement. Franchir un seuil. Arriver dans un couloir. Depuis le plafond, une lumière artificielle passe au travers une grille perforée.
Le sol est tacheté par cet éclairage. Une goutte en écho. Une autre. Tendre l’oreille et entendre un égouttement irrégulier. Chercher l’origine du bruit. Trouver le subterfuge. Une installation maladroite au plafond avec enceintes et amplificateur audio. Une hypothèse: une installation artistique qui utilise la matérialité insaisissable de l’eau. Tout comme une goutte d’eau, notre passage ici n’est qu’éphémère et laisse peu ou si ce n’est aucune trace. Un cartel plus loin donne une explication. Des aléas du chantier ont causé l’installation d’un tel dispositif. Un clin d’œil amusant pour certains, un mauvais souvenir pour d’autres. Le temps en sera seul juge.
Passer à côté de la salle blanche. Voir des bernards jouer avec des coquilles (24). Passer devant les portes de l’auditorium. Portes closes.
Nouvel espace, juste en dessous du palais. Les matériaux : béton lisse, bois, briques rouges, laiton. Au sous-sol c’est ateliers pédagogiques, auditorium, bibliothèque, sanitaires, espaces techniques. L’ensemble n’est pas visible, dissimulé derrière des panneaux de bois clair. C’est neuf. Sentir les bois, la peinture. Passer sa main sur les assises en béton. S’étonner du contraste entre les parquets du palais et son sous-sol contemporain. Être éclairé par des néons blancs. Chercher la lumière naturelle. Trouver le lieu agréable, au demeurant. Apercevoir des vestiaires. Saisir son sac. Regretter de l’apprendre aussi tard. Les vestiaires se trouvent au niveau d’un palier d’un double escalier, encadré de briques. Le double escalier aux bœufs se trouve superposé à cet escalier, juste au niveau supérieur. Un jeu de miroir. L’un est rouge, en laiton, en métal, éclairé avec des néons, il est contemporain, il est de service. L’autre est blanc, en pierre lisse, éclairé avec une verrière, il est classique, il est majestueux. Les deux se répondent.
Une sonnerie résonne dans l’espace. Une voix passe une annonce. Elle est enregistrée. C’est une voix chaude et aimable. Le musée ferme ses portes. Cela ressemble à une annonce de gare. Les derniers voyageurs sont amenés à se diriger vers la sortie. Suivre le mouvement. Remonter vers le hall. Où trouver le train?
Les visiteurs sont sur le départ.
C’est vrai. Un musée, c’est un peu comme une gare.
Les visiteurs d’un musée, comme dans une gare, se croisent, se toisent, sont toisés. Ils voyagent de l’Égypte à l’Europe. Ils traversent les grands espaces nord-américains jusqu’au confins des terres australes. Ils font les cent pas dans les salons. Ils attendent sur des bancs que le temps passe. Ils cherchent madame ou monsieur. Ils se restaurent à la cafétéria car ils ont beaucoup voyagé.
Les visiteurs d’un musée, comme dans une gare, rencontrent des soldats, des bourgeoises, des curés, des femmes de joie, des enfants, des muses, des danseurs, des soiffards, des endormis, des colériques, des affamés.
Les visiteurs d’un musée, comme dans une gare, sont émus, choqués, frappés, attentifs, observateurs, hagards, surpris, attendris, insensibles, de passage.
Un musée,
c’est un peu comme une gare.
Et comme dans une gare,
se résigner à partir.
Mais penser à revenir.
Intégral du
texte, ici